•   Abba: The winner takes it all

    "Thanks for all your generous love and thanks for all the fun 
    Neither you nor I'm to blame when all is said and done

    Standing calmly at the crossroads, no desire to run,
    There's no hurry anymore when all is said and done"

      

    1970 - 1982. Et encore, les quatre premières années furent en demin-teinte (tout est relatif, disons en regard de la suite). Huit ans de carrière active donc. Des sommets atteints avec la régularité d'un métronome qui ont aboutis, presque quarante ans plus tard, à une musique qui ne vieillit pas, des compositions indémodables, un travail de son qui laisse les producteurs du XXIème siècle pantois. Et un bilan de vente supérieur à 400 millions de disques vendus. Ce qui fait d'eux le groupe le plus vendu de l'histoire après les Beatles. Avant les Stones, avant U2, avant tous ceux que vous connaissez, il y a Abba et son palmarès invraisemblable.

      

    Stardom sur un malentendu

    L'imposant succès d'Abba est dû à un malentendu et à un facteur primaire, essentiel, incontournable: la musique et la qualité de cette dernière.

    Oubliez l'icône gay récupérée par des medias affamés de caricatures (le succès d'Abba est avant absolument tout un succès de foyers, de familles, de couples divorcés, une photo sociologique permanente des années 70 et 80 toutes classes sociales confondues, et ce par la grâce d'un unique vecteur: la musique), oubliez ce que des légions de critiques ont démoli avant de retourner leur veste, oubliez l'apparence et ce que vous avez lu ou entendu.

    Abba: The winner takes it allAujourd'hui, Abba est consacré au Rock and Roll hall of fame, officiellement intronisé par Bono (encore lui).

    C'est aujourd'hui encore que l'on sait que des groupes et des mouvances aussi différentes que l'image officielle -et la traduction qui en a été donnée- du groupe le laisserait supposer, des groupes comme Led Zeppelin, The Who, Coldplay, U2, Pet Shop Boys, Muse, Nirvana, les Sex-Pistols (et oui...), Motley Crue, AC/DC, des artistes majeurs comme Bowie, Madonna ou Mac Cartney, ont passé des heures à tenter d'analyser leur travail, la qualité extrême de production de son, d'arrangement, de composition, d'harmonies. Beaucoup les visitaient backstage, cherchant à comprendre une technicité quasi-scientifique de création. Sid Vicious, chef de file du mouvement punk (l'opposé d'Abba en bref) allant jusqu'à implémenter des accords de SOS dans une composition à lui... En résumé, on réalise aujourd'hui que tout ce que le rock, la pop et la dance -et ce que cet univers suppose de respectabilité- compte en figures majeures se montrait -comme toujours- autrement plus curieux et ouvert que ces culs-serrés de critiques.

     

    "It was very unfashionable to like Abba at that time. Their songs are beautifully crafted and the production was always immaculate, everything beautifully tuned int time, and the girls' voices were fabulous".
    Queen guitarist Brian May

    Le malentendu est né de la simplicité même des 4 protagonistes. Durant leurs années actives, il est de bon ton de railler, voir agresser le style volontairement kitsch du groupe. On les associe au Disco - à tort-, on les voit comme un pur produit marketing -à tort-, on leur reproche une vulgaire banalité et une politique du tout-au-fric - totalement à tort, encore une fois.

    Normaux

    Les quatre membres du groupe ont tout fait pour diffuser une image de profonde normalité associée à un esprit "c'est samedi soir, on se fringue, du bleu sur les yeux et on sort s'éclater". Chez eux, pas de chambres d'hôtel ravagées, pas de came, pas de détournement de mineures. D'un lisse désespérant pour les critiques rock spécialisées qui ne supportent pas de dire le moindre bien du groupe et s'y adonnent pourtant honteusement avec une cassette planquée dans la boîte à gants de la bagnole, comme tout le monde, en secret, sans oser le dire. Abba, c'est la masturbation des critiques et du public puriste dans l'univers pop/rock.

    Pour comprendre cet aspect, il faut intégrer que nos deux couples sont réellement des amis qui ont décidé de faire de la musique ensemble. Et le plus cocasse est de constater que plus ils vont tenter de passer pour des gens absolument normaux et sans histoire, plus ils vont se révéler, au travers de leur création, totalement déchirés par leurs choix, leur solitude mal vécue ensemble et tout seuls.

      

    Les deux gars se rencontrent en 1966, en mode sabots, jeans et chemise à carreaux. Cheveux long, of course. Leurs références? Les Beach Boys, les Beatles, Elvis, la pop harmonique Brit et US, Phil Spector et le mur du son. Des ambitions folk, pop, rock, allemandes. En Suède, ça détonne. Benny, le barbu, rencontre sa future le premier, elle s'appelle Frida, c'est la brune, elle est déjà une chanteuse confirmée quand les chemins des studios les font se rencontrer et coup de foudre, et mariage à la campagne comme dans un clip d'Abba, désuet et tellement réel à la fois. Comme tout le monde, quoi.

    Bjorn, le blond filiforme, rencontre Agnetha la blonde quelques années plus tard et même histoire. Des enfants naissent, les maris sont auteurs-compositeurs interprètes et classent régulièrement leurs créations un peu partout en Suède, les épouses sont chacune des stars confirmées au pays d'Ikea.

    Une histoire simple

    Abba: The winner takes it all  Abba: The winner takes it all Abba: The winner takes it all

    Agnetha, Frida, Bjorn et Benny version home sweet home: le temps de l'innocence

    Ils sont réellement amis dans la vie, se voient, fêtes de familles, buffets d'anniversaires, on sort la guitare. Niveau qualifications, on ne sait où donner de la tête: tous les quatre sont auteurs-compositeurs-interprètes confirmés. Les deux filles ont un (très) solide bagage d'interprètes, maîtrisant des techniques vocales sophistiquées et complexes. Quatre pros en résumé, qui font leur carrière dans leur Suède natale. Des vacances ensemble à Chypre en 1971 les voient décider la fondation d'un groupe. Parce que c'est fun de faire ça ensemble, parce qu'il y a une alchimie naturelle largement facilitée par l'amitié et leurs vies en parallèle. 

    Première idée géniale: utiliser les quatre première lettres de chaque prénom pour baptiser ce dernier. Simple et normal, ce que vous feriez et moi aussi s'il s'agissait de faire quelque chose entre amis. Ce sera donc Abba.

    Alors que jusque là chacun apportait un coup de main pour les choeurs ici ou une chanson en plus pour l'album de celle-ci, ils enregistrent pour la première fois de façon commune pour un projet commun et l'alchimie en studio se révèle proche de la magie. Bjorn compose avec un fluide et une technique évidents, Benny écrit des textes (encore) simples et mélodiques, compose lui aussi ou paufine avec son complice, les filles prennent le relais question chant et harmonies, et les quatre se penchent sur le son à obtenir, tirant le meilleur de toutes les options possibles. Point de ralliement: un souci assez unique de son et d'intemporel. L'ambiance est excellente, ces gens se connaissent bien et se retrouvent pour se faire une bouffe après le boulot, avant de rejoindre leurs maisons voisines et de continuer leurs vies respectives. On élève les enfants, on surveille les devoirs, on gère les familles, on organise Noël. D'une normalité tellement en phase avec n'importe qui qu'il leur faut essayer de jouer aux pop stars, se démarquer quelque peu de cette domesticité écrite sur leur visage. Avec la maladresse des gens normaux, ils foncent dans le clinquant, le pailleté, le seventies à tout-va. Abba: The winner takes it allComme le résume avec humour Bjorn aujourd'hui: "I looked ridiculous. Of course".

    Ils sont sélectionnés pour présenter Waterloo au concours Eurovision en 1974. Raz-de-marée et victoire immédiate. Les suédois s'offrent même un top ten US... Le look est d'époque mais sous les perruques, les pantalons de satin bleu ciel et les boots compensées, il n'y a que deux épouses et deux maris, qui se connaissent depuis près de dix ans, s'apprécient profondément et tentent une aventure professionnelle avec une assurance acquise au cours de la décénnie précédente durant plus de dix années de carrières solos respectives. Si l'on ne comprend pas les racines authentiquement humaines qui sont à l'origine du groupe, on ne peut comprendre la suite. Waterloo défonce les charts internationaux et ce n'est rien comparé au succès en forme de tsunami qui va déferler jusqu'en 1982. Abba devient une megastar, la priorité de leur label. L'argent rentre à flots, le foules sont immenses, les chiffres de vente aussi. Ils font le tour de monde, doivent être protégés comme leurs illustres modèles l'étaient aussi. De l'Australie au Japon en passant par toute l'Europe, l'Amérique du Sud et dans une moindre mesure les USA (seul pays qui n'a pas immédiatement cédé avec un unique numéro un -pas rien non plus- avec Dancing Queen), le triomphe est disproportionné.

    Money, money, moneyAbba: The winner takes it all

    Nos quatre suédois ne pètent pas les plombs, pas leur genre. Ils sont normaux, organisés, assez taiseux. Il se dégage d'eux un charisme évident et une confiance illimitée, la foi dans leur musique. Mais côté personnel, c'est totalement neutre. Peu de confidences, sinon pour assurer leur normalité de base encore. En réalité, la musique, toujours elle, va prendre le relais dans une aventure humaine qui ne survivra pas... au succès.

    One of us is lying

    C'est le second coup de génie, totalement spontané: les quatre membres d'Abba, dont le portrait des critiques a fait l'incarnation du superficiel, utilisent en réalité leur musique pour parvenir à encore communiquer entre eux. De la légèreté sautillante des débuts, on va glisser rapidement dans une mélancolie permanente, des textes de plus en plus travaillés et de haut vol (vous saviez qu'Abba avait évoqué le nazisme en chanson, vous? - "The Piper", ou l'intrusion communiste dans la vie de Monsieur tout le monde - "The visitors"?) et pour chaque question à laquelle aucun des quatre n'aura répondu en interview sinon par une pirouette, il y a une chanson qui dit tout. La pudeur des quatre suédois est naturelle, elle aussi: l'aventure avait commencé comme un jeu sympa entre amis, avant de prendre un envol stratosphérique dans les charts internationaux et le monde peu innocent de l'industrie du disque. Abba se retrouve deuxième produit d'exportation suédois, juste derrière Volvo... Terre-à-terres, ils gèrent cette gloire avec pragmatisme: primo, ils font construire un studio entier dans un cinéma désaffecté, équipé, totalement d'avant-garde, à Stockholm. Polar Music Studio devient instantanément une référence de pointe dans le milieu, un laboratoire où les quatre alchimistes travaillent comme des forcenés pour arriver à un résultat parfait. Jackson aurait adoré. Les deux "B" composent et écrivent une chanson. Elle sonne ou ne sonne pas. Si la structure de la compo, son développement, "parle", les deux compères commencent des travaux d'arrangements qui partent dans tous les sens: chaque style (ballade, up-tempo, valse, rock, pop, dance...) est exploré et la chanson adaptée à ce dernier, histoire de voir comment elle naît le mieux. Lorsqu'une voie se dégage, une voie évidente qui porte vraiment la composition, ils jettent les dizaines de mixes précédents et recommencent tout à zéro avec le style choisi. L'ingé-son (le même tout au long de leur carrière, Michael Tretow, un personnage qui deviendra lui aussi légendaire comme tous ceux qui ont travaillé au triomphe artistique d'Abba) perd parfois connaissance à force de travail, 15, 20 heures par jour, tous les jours. Un break est pris par Benny ou Bjorn de temps à autre, 5 à 10 minutes, pas plus.  Possédés par leur musique, par la création, par l'expérimentation. Ils font un travail d'avant-garde dans des clips -qui ont fort vieilli contrairement à leur musique- et la scénographie de leur concert -endroit où ils n'ont jamais été les plus brillants- mais s'il y a bien un domaine où ils surclassent tout le monde sans exception c'est de tenir ce laboratoire qui accouche (dans la douleur invariablement) de chansons incapables de vieillir, ne comportant ni passage superflu ni kitscherie démodable, virtuellement à l'opposé de leur image. Du béton à tous les niveaux et un démarche créative qui ne peut que forcer le respect.

    Secundo, les millions arrivant par camions, ils ne se font construire ni Neverland ni n'achètent d'avions plaqués or, ils investissent ou plus exactement chargent leur manager, Stig Andersson, d'investir intelligement. Plusieurs sociétés sont regroupées, aussi bien artistiques (dans les arts graphiques et picturaux essentiellement) que totalement extérieures (pétrole, agro-alimentaire). In fine, Abba se retrouve le seul groupe de musique à avoir jamais été côté en bourse.

    Global stars from the EUAbba: The winner takes it all

    Ce trait de comportement, normal et organisé, leur est continuellement reproché. Ils sont vus comme des commerçants et non comme des artistes. Le fait qu'ils déclinent leurs chansons en version album puis en remixes pour boîtes est un acte satanique pour la presse puriste rock (la même, toujours aussi cul-serré, qu'évoquée plus haut), l'idée de décliner leurs albums en sorties événementielles avec promotion adaptée à chaque pays également, le merchandising est volumineux au plus fort de leur succès. Sans voir que Michael Jackson leur piquera l'intégralité du procédé (pour passer à la phase industrielle, il est vrai), sans reconnaître que si Paul Mac Cartney est la plus grande fortune d'Angleterre c'est parce qu'il a fait exactement la même chose, tout comme des dizaines d'autres musiciens, chanteurs, compositeurs. Investissements, rentabilité, ne sont pas des mots vains quand on dirige une entreprise qui fait travailler des gens par dizaines. Le simple fait d'être populaire est déjà, pour une certaine presse, une source de mépris, alors quand cela se double d'une certaine intelligence adoubée par une intégrité artistique réelle (l'un n'est pas forcément incompatible avec l'autre, les exemples ne manquent pas non plus), c'est carrément insupportable. Il y a enfin un fait incontournable: ils sont les seuls stars européennes à tenir la dragée haute face aux monstres anglo-saxons. C'est bien la première fois qu'un groupe d'origine euro, issu d'un petit pays qui plus est, est en mesure de rivaliser avec les plus importants qui viennent évidemment tous des USA ou de Grande Bretagne.

    I don't wanna talk...

    Abba: The winner takes it allEn attendant, ce que les quatre amis cachent de toutes leur force, c'est que la normalité dans laquelle ils baignent en font de purs produits de leur époque: pendant que Frida et Benny filent encore un semblant de parfait amour, le couple formé par Agnetha et Bjorn prend l'eau de toutes parts. La tension entre les deux impacte directement le travail en studio qui, déjà éprouvant nerveusement en temps normal comme nous l'avons vu, vire carrément au calvaire feutré. Ils ne s'adressent plus la parole, entrent en phase de divorce alors que la production d'un album est en cours, les deux autres jouent leur rôle d'amis, ce que vous et moi ferions: ils tentent de faciliter un dialogue entre les deux belligérants, d'apaiser les tensions, d'aider. Le tout en devant conserver un cap créatif rassemblant un cahier de charge effrayant pour n'importe quel artiste: non seulement ils doivent poursuivre une démarche artistique réussie mais ils ne peuvent se permettre d'échouer commercialement parlant.

    La démarche n'est ni pensée, ni volontaire: la seule communication qui va survivre au naufrage du premier couple sera la musique. Ce que ces quatre pudiques ne savent pas se dire, ils vont pour les uns l'écrire ou le composer, pour les autres le chanter et l'harmoniser. Ils en viennent donc à polir ensemble des mots, des émotions dans un but professionnel -qui fait que cela reste faisable-, et Benny ou Bjorn de placer des mots qui parlent à sa place, et Agnetha de décider de s'exprimer sur tel ou tel sujet, et les deux autres d'accompagner la démarche. Seul leur hyper-professionnalisme les garde soudés, c'est la seule voie qui leur permet d'aborder les pans les plus intimes de leurs vies. La mélancolie commence à infuser toutes les strates des albums, chaque chanson, même rythmée, même quand son propos est de faire danser, suggère un difficulté de communication, de vivre, évoque la solitude...

    Agnetha, la blonde, probablement la plus starisée des quatre, vit ce statut comme un cauchemar. Dans sa Suède natale, chacun sait qu'elle est timide, pudique, renfermée, qu'elle a la phobie de l'avion, que ses déplacements professionnels incessants sont un calvaire parce que ses enfants lui manquent, qu'elle doute d'être une bonne mère de cette façon, que son union avec Bjorn ne ressemble plus à rien, et leur normalité de couple amoureux devient la normalité des couples à la dérive, le tout communiqué très strictement en chansons qui font le tour du monde. Pour l'extérieur, Abba ne dit rien, pas un mot. Pudeur toujours. A l'intérieur, le ressort créatif tourne à plein régime mais dans quelle conditions! Et à quel prix! Comme toujours avec les oeuvres pop majeures, ils s'inscrivent sans le vouloir parfaitement dans leur époque, préfigurant l'ère des divorces et de la perdition sentimentale après la grosse fiesta des années soixantes et septantes, incarnation parfaite de Kramer contre Kramer, avec bataille rangée pour la garde des enfants, sentiments d'échec, culpabilité dévorante, le tout les uns en face des autres, isolés dans un studio-aquarium proche du bunker.

    Ils continuent leur carrière au sommet et enchaînent lesAbba: The winner takes it all tubes et les chefs d'oeuvre avec une constance ébouriffante. "Gimme, Gimme, Gimme", "Dancing Queen", "Knowing me, knowing you", "The name of the game", "I have a dream", "Angel eyes","Take a chance on me", "Does your mother know", "Chiquitita", "Fernando", "Money, Money, Money", "Voulez-vous", "Happy New Year", "Our last summer", "The winner takes it all", "Super Trouper", "Summer night city", "Lay all your love on me" (simple liste en un jet, nous en sommes à 17 titres tous classés en top 5 internationaux, dont 8 numéros 1 UK...) au hasard pour les tubes, "Like an angel passing through my room", "Hasta Manana", "My love, my life","When I kissed the teacher", "Soldiers", "Me and I", "Tiger", "That's me", "Eagle", "The way old friends do", "When all is said and done", "Slipping through my fingers", "I let the music speak" pour les chefs d'oeuvres moins connus. Une discographie parfaite, chaque titre profilé, poli, travaillé jusqu'à obtenir son existence propre, indépendante du groupe, des modes, des sons du moment. L'une des ambitions avouées des quatre était de parvenir à faire naître une oeuvre qui soit à ce point réussie qu'elle puisse se détacher sans problème de leur personnes et vivre par elle-même. Pari réussi.

    Les tournées sont triomphales, internationales, les quatre amis d'avant se retrouvent dans un avion privé autour du monde, Europe, Wembley en Grande Bretagne, Japon, Australie (le continent le plus versé dans ce qui a été appellé à l'époque "l'Abbamania") sur des scènes immenses aux décors sophistiqués, avec un groupe live de très grand luxe, étant bien entendu inadmissible pour les quatre de balancer un son moins bon que le studio en public. Leur tempérament effacé ne produit pas de performances scéniques indélébiles, mais la musique, monstrueuse, emporte le tout.

    And at the time I never even noticed I was blue

    Abba: The winner takes it allBenny et Frida la brune, aux alentours de 1979, réalisent qu'à force d'avoir maintenu à bout de bras une harmonie laborieuse au plus fort de la tempête entre leurs deux amis, ils en sont arrivé au même point qu'eux. L'entourage d'Abba est tenu au secret mais personne n'est dupe, il est loin le temps de l'innocence et des deux couples amis dans la vie qui partaient en vacances ensemble, prolongeaient les journées de boulots à coups de barbecues chez les uns ou les autres. Le divorce est également prononcé. Abba entre humainement dans sa phase de mort lente mais bizarrement, toujours de par cette impossibilité à communiquer entre eux autrement qu'en musique, enfermés dans leur studio, artistiquement, ils vont atteindre des sommets. Sincères, arc-boutés sur leur oeuvre qui est, ils en sont conscients, la dernière chose qui les unis, ils vont jeter leurs dernières forces dans les deux derniers albums malgré une ambiance délétère et muette.

    No self confidence, but you see: the winner takes it all.

    Le point de rupture est atteint avec "The Winner takes it all", l'une des plus belles et meilleures chansons pop jamais écrites, lue par une Agnetha en larmes juste avant la prise unique qui servira pour l'enregistrement définitif que nous connaissons. La chanson naît au cours d'une séance de composition de Bjorn, isolé dans une maisonnette qu'il possède sur une île retirée, un endroit où lui et Benny travaillent en général aux premiers pas des nouvelles chansons. Le crash glacial de son union avec Agnetha, l'évaporation de la relation entre Benny et Frida, de grosses doses de whisky... Quelques suites d'accords d'abord plaquées spontanément au piano, l'oreille des deux musiciens qui s'étonnent du mouvement, de sa fluidité. Il n'y a que quelques lignes d'une mélodie toujours recommencée, une mélodie qui, comme il le dira lui-même, pourrait durer indéfiniment sans perdre un instant de force. C'est un mouvement musical simple mais à la structure modelable à l'infini. Le texte naît d'une seule traite, comme un trop-plein accumulé enfin exprimé. Ce faisant, ils écrivent l'ode définitif au divorce, l'emblème de la séparation des couples eighties qui se sont tant aimés dans ces années septantes rayonnantes et excessives, pour mieux se ramasser juste après. Pas un couple divorcé des années 80 et suivantes qui ne se sera reconnu dans cet hymne.

    Le dernier album, "The visitors", offre à voir une couverture montrant les quatre membres séparés, avec une photographie sinistre et dépressive. Le contenu est excellent, comme d'habitude, même si encore plus sombre.

    The day before you cameAbba: The winner takes it all

    Abba, en 1982, c'est une idée d'une tristesse infinie pour quatre anciens amis que la gloire et le professionnalisme ont maintenu ensemble alors que l'humanité de leur relation, la chaleur, la complicité, ont fait naufrage. Un nouvel album est en chantier, presque par habitude.

    A des années lumières de là, ces quatre adultes multi-millionnaires étaient des jeunes gens amoureux de musique, surdoués, en vacances ensemble à Chypre. 

    Ils enregistrent au fil des mois quelques titres, sans grande conviction. Les singles extraits du dernier album en date, "The Visitors", n'ont pas fait les étincelles habituelles. Personne n'a l'énergie de chercher à se surpasser pour décoiffer encore les charts mondiaux. Dans leur studio immense et ultra-moderne, qui représente la concrétisation ensemble de tous leurs rêves de musique, l'ambiance est crépusculaire. Benny a composé un titre aux sonorités minimalistes, avec un texte volontairement banal évoquant sans fioritures le quotidien d'une femme, qui égrène sa journée (banale, une fois encore, celle de tout le monde) "le jour avant que tu n'arrives". La musique est extraordinairement mélancolique, simple et puissante à la fois, évocatrice. Post-moderne également, les arrangements synthétiques préfigurant la vague UK et Allemande à venir avec Kraftwerk ou la British Electronic Foundation.  Benny demande à Agnetha de l'interpréter en oubliant son bagage de chanteuse professionnelle pouvant tout faire, et elle s'exécute donc, moral en berne, s'immergeant dans cette histoire de quotidien qui se répète, de solitude croisée partout, la musique répétitive elle aussi appuyant totalement le propos. "The day before you came" est mis en boîte, c'est le dernier chef d'oeuvre d'Abba.

    Journée de boulot terminée, chacun rentre chez soi.

    Et n'est plus jamais revenu.

    Aucun communiqué officiel de séparation. Pas un mot. Ni entre eux ni vers l'extérieur. Ils ne sont simplement plus venus faire de la musique ensemble comme ça, du jour au lendemain. La seule chose qu'ils se sont dit a été: "Faisons un petit break dans la production de l'album, que l'envie revienne".

    Et elle n'est jamais revenue.

    Epilogue: Won't somebody help me take the shadows away?

    Abba: The winner takes it allAbba n'aurait jamais pu imaginer que leur rêve commun -qu'ils avaient abandonné, avouant aujourd'hui qu'ils étaient persuadé, au moment de la séparation, de tomber dans l'oubli en 2 ou 3 ans- allait se réaliser au centuple: le triomphe de leur musique, du travail acharné enfin reconnu depuis leur arrêt muet jusqu'à aujourd'hui. "Abba Gold", compilation de leurs plus grands succès, affiche plus de 28 millions d'exemplaires vendus. Entre 2 et 8 millions de ventes annuelles, encore aujourd'hui. La scène pop/rock/dance des années '90 et les suivantes se perdent en hommages, remerciements, admiration.

    Déringardisée, l'oeuvre d'Abba est même -miracle, mieux vaut tard que jamais- enfin analysée objectivement par les critiques.

    On se rend compte que cette pop monstrueuse, efficace et complexe, n'a rien à voir avec des mélodies faciles balancées en format bubble gum, on souligne la délicatesse des compositions, la jouvence extraordinaire des arrangements, l'ambition et l'exigeance dont ont fait preuves les quatre suédois.

    Agnetha vit aujourd'hui sur une île qu'elle possède au large de Stockholm, dans une solitude très Garbo. Elle vient de publier un excellent album, une leçon de pop donnée à certaines pimbèches actuelles.

    Frida a accumulé les horreurs: second mariage heureux et nouvel enfant, les deux sont décédés à quelques années d'intervalle. Solide comme un roc, elle apparaît encore à quelques occasions officielles.

    Benny et Bjorn collaborent toujours ensemble, très actifs dans le rayon des musicals joués un peu partout dans le monde et à l'origine évidemment du succès incroyable de "Mamma Mia!", le musical (40 millions de spectateurs dans le monde jusqu'ici) et le film.Abba: The winner takes it all

    Quand Michael Jackson s'en va moonwalker au paradis (ou ailleurs, allez savoir...) le 25 juin 2009, le groupe AEG qui a booké l'O2 arena de Londres pour cinquante dates se tourne vers... Abba et demande s'ils accepteraient de remplacer Jacko sur les 50 dates. Ils ont dit non. Ce que l'on peut retenir, c'est qu'après 30 ans d'inactivité, AEG n'a vu qu'eux pour parvenir à assumer 50 dates dans une salle de 20.000 spectateurs sans risquer de désemplir.

    Tous les quatre se sont vus proposer en 2010 un contrat unique d'un montant tout à fait officiel d'un milliard de dollars pour un album et une tournée d'adieu internationale. Pour un montant pareil, ils se sont revus, histoire de prendre une décision démocratique.

                                                                                          

                                                                                                                                Bjorn Ulvaeus pose au Musée Abba à Stockholm en 2011. Derrière lui, le passé.

    La réponse? Là encore, ce fut non, merci.              

    Pour deux couples d'amoureux qui ont voulu faire de la musique ensemble et se sont perdus en cours de route, l'argent n'achète pas tout. De tous les critiques qui les ont taxés de n'être que des machines à fric arborant une vulgarité populaire, on se demande combien auraient eu la même intégrité et la même élégance.

     Abba est mort depuis près de 40 ans mais leur musique vit. C'est tout ce qu'ils voulaient en définitive.

      

      

      

      


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