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KING?
King of rock, soit. Mais quand donc cette musique est-elle vraiment née?
Controversé, le rock a été assimilé à sa naissance à une forme de culte du démon (musique de Satan selon ses pourfendeurs) parce qu'il parlait de sexualité ou la suggérait ouvertement -et plus particulièrement avec Elvis qui introduit l'élément sexuel de façon catégorique dans le style rock- et qu'il était une musique de nègres, donc forcément démoniaque pour la frange conservatrice de l'amérique des années 40 et 50. Cette analogie avec le diable se poursuivra jusqu'à aujourd'hui, il n'y a qu'à songer aux Stones
1958
(Sympathy for the devil) ou à la très forte ritualisation de l'univers rock dès les années soixante, sans parler de ses zones d'ombre et du nombre important de ses représentants ayant tâté de l'occultisme.
Outre l'héritage des chants d'esclaves, du jazz et conséquemment de l'énorme influence de l'Afrique dans son émergence, quand donc le rock et la révolution culturelle qui en a découlé sont-ils nés?
Il faudrait déjà s'entendre sur ce que c'est!
La base: des instruments accoustiques utilisés à des fins syncopées. Basse, guitares, batterie. On y ajoute ce que l'on veut mais l'électro est à doser si l'on ne veut pas basculer dans un rock considéré comme travesti voir perverti. Question de purisme. Ces savantes équations sont en réalité bien plus une question subjective: d'inombrables courants et sous-genres de rock sont nés au cours des décennies, se prévalant d'une géométrie et d'une esthétique propre.
Mais quelle que soit la période, le rock -et là, c'est incontournable- exige deux choses de façon non négociable: spontanéité et style.
A la base, une minute trente, deux minutes et la messe est dite. Le rock est répétitif, bien évidemment rythmé, d'abord binaire en simplifiant les rythmes du Rythm and Blues noir, plus tard ternaire. Ensuite, tout est possible. La syncope est en revenche indispensable, sans elle, rien de ce qui précède.
La culture rock est une culture noire maintenue confidentielle et déplacée puis rendue acceptable chez un public blanc. Pour arriver à cette véritable révolution socio-culturelle, qui aura des conséquences profondes et durables sur un tissu social encore déchiré par la ségrégation, il faut des pionniers blancs qui non seulement sont aptes à intégrer cet héritage black, mais également de le traduire et d'en faire quelque chose qui séduira le public blanc.
On peut donc réellement dater la naissance du premier titre de rock blanc à l'année 1952:
Bill Haley, un blanc, sort un titre nommé "Rock around the clock". C'est concrètement le premier morceau de rock populaire et tubesque. Gros succès, mais le mouvement est freiné très rapidement: si Bill Haley a la musique, il n'a pas le style.
Pas beau, pas sensuel pour deux sous. Et plus grave encore, il manque de charisme. L'académisme de son titre, malgré son aspect technique profondément révolutionnaire, ne permet pas l'explosion latente tant espérée. La qualité de la chanson est indéniable, et Haley est effectivement parvenu à intégrer l'héritage afro dans une format blanc. Mais le résultat est trop blanc, on vire à l'albinos. Le rock de Bill Haley est un innocent moment de fun, mais c'est tout. Trop peu de fond, interprète hélas trop fade.
La sauce prend sans allumer la mèche.
Deux ans plus tard, un gamin imprégné jusqu'à la moëlle du R 'n B des gun shack et des bayous du Sud qu'il fréquente après l'école, suitant de blackitude mais élevé par des parents fréquentant l'église tous les dimanches -où il apprends les cantiques blancs- se décide à enregistrer un disque pour l'anniversaire de maman. Sam Philips, le patron du studio Sun, entend la démo en question, mise de côté par sa secrétaire qui a trouvé au jeune homme timide un ton bien particulier, quelque chose. Son patron lui rabat les oreilles chaque jour que le Seigneur fait en lui disant: "si je trouvais un blanc capable de chanter comme un noir, avec le feeling noir, je ferais un million de dollars". Il en fera bien plus.
Il convoque le jeune homme, lui demande ce qu'il peut chanter, et l'autre répond:
- I sing all kind, Sir.
Sam Philips pousse plus loin sans rien comprendre au jeune empoté rougissant qui se tient devant lui. Le look est hors de propos: cheveux longs, huilés, coiffure de camionneur, aucun jeune ne se montre comme ça sans se faire casser la figure. Le gamin est attifé comme un black en plus, allant effectivement se fournir dans les boutiques de Beale Street, là où les jazz ou blues men noirs -et occasionnellement les maquereaux- vont se fournir: veste à épaulettes mauve, chemise en soie nacrée, pantalon noir avec couture rose extérieure. Gratiné.
- Ok, et dans quel style? Ca ressemble à qui?
Réponse fondatrice du rock, nous sommes en juillet 1954:
- I don't sound like nobody, Sir.
Tout le rock est défini à cette minute-là: chanter comme personne, de tout.
Philipps enferme le gamin dans son studio avec ses deux musicos. Une basse, 2 guitares, point à la ligne. Rudimentaire. Le gamin essaye de bien faire, de plaire au boss de la boîte. Et plus il calcule, plus le résultat s'éloigne des espoirs de ce dernier. Il décrète une pause au bout de plusieurs jours d'essais infructueux et épuisants.
Le gamin, mal à l'aise, nerveux, cherche à se détendre. Il garde sa guitare, la tripote un peu. Lui vient alors ce qu'il porte naturellement en lui: l'envie de taquiner un vieil air de Rythm and Blues, enregistré par Arthur Crudup: "That's all right (mama)".
Sam Phillips écarquille les yeux et bondit sur sa console, les deux musicos suivent. Le gamin chante la chanson avec une voix noire, un feeling noir et surtout, avant absolument tout, une spontanéité totale. Tout y passe: ouvertement sensuel, voir sexuel, lyrics passés au hâchoir, et s'il n'y avait que le son, mais il y le rythme qui emprunte autant au R n'B qu'au blues pur et au gospel, officialisant une idée de mélange qui donne naissance à une nouvelle musique. Mais Phillips observe également de l'autre côté de la vitre un jeune démon sur 220 volts, les jambes en pistons, la lippe aguicheuse, l'épaule épileptique.
1956
La suite, chacun la connaît: manufacturé pour être diffusé avec autant d'efficacité que le Coca-Cola, Elvis Presley parvient à étendre le genre d'un bout à l'autre de la planète.
Spontanéité et style. Le premier qui réunissait ces deux qualités, en plus du talent évidemment, et qui avait la capacité de fusionner le tout pour en faire un genre distinctif, un nouveau courant musical, décrochait la timbale. Ce fut lui.
De 1956 à 1961, Elvis sera tout simplement au sommet. Les autres suivent, laborieusement. Le moindre single (et il en sort quatre ou cinq par an!) écrase tout. Les tournées sont des ouragans, provoquant débat racial, générationnel. La police filme plusieurs concerts, menace d'interdire le gamin qui met l'amérique et son fossé générationnel autant que racial dans tous ses états. L'impact du style, de la liberté de ton et d'action d'un gamin de 20 ans va bouleverser les codes, la jeunesse, ses besoins, ses revendications. Et ouvrir en grand la porte aux années soixante expérimentales.
Dès 1956 et l'avènement d'Elvis, les ados, les jeunes gens donnent de la voix, veulent se faire entendre, veulent leur culture, leurs vêtements, leurs vie en un mot.
Avant Elvis, il y avait les enfants qui dès leur majorité devenaient adultes.
Tout a changé.
Des déclarations qui inaugurent un état d'esprit et représentent -spontanément, toujours- la mise en place d'un "way of life" non seulement dans la société, mais aussi par rapport à sa propre profession.
- Pensez-vous au mariage?
Réponse de l'intéressé:
- Pourquoi acheter une vache quand on peut avoir du lait en passant sous la barrière?
They're all just frustrated. I'm natural
Ou encore:
- Ils me prennent tous pour un obsédé sexuel... ce n'est qu'une bande de frustrés, je suis juste naturel.
Oser un naturel pareil en 1956 quand les églises du pays vous banissent (un comble pour un gamin biberonné au gospel!), quand les mouvements raciaux menacent de brûler votre maison, quand les DJ radios blancs refusant l'intégration noire cassent vos disques en public relève du révolutionnaire.
Voilà très exactement pourquoi, encore aujourd'hui, Elvis reste Elvis.
Pourtant fils à maman et bon petit gars du Sud poli, il se transforme en démon sur scène, incapable de brider... sa spontanéité.
Au retour du service, le King va être transformé en produit pur et simple, marketé, emballé, soigneusement profilé pour plaire aux familles qu'il faisait trembler naguère. Le fauve n'est jamais très loin, quelque fois il se réveille sans crier gare, stimulé par une chanson de film moins catastrophique que les autres, ou une partenaire plus bandante. Reclus, milliardaire, il loupe presque complètement ces années soixante teintées d'autres révolutions socio-culturelles dont il est pourtant l'origine.
Il conserve son prestige de par cet aspect, mais cela tient plus du souvenir que d'une actualité.
Elvis et maman: good boy.
Gavé des navets par lesquels on le tourne en ridicule en anesthésiant sa part spontanée, il envoie tout promener, même son cher Colonel Parker et revient bardé de cuir, dans une maturité de trentenaire rayonnant, sa seule et unique période de travail sans la moindre pilule, pas le plus petit expédiant: c'est le come-back 68. Les nouvelles chansons sont parfaites, les anciennes gagnent un souffle nouveau. Long live the King, the Tiger is back. Sensuel, athlétique, férocement drôle, ne se prenant pas au sérieux, il s'apprête à graver la dernière partie de son règne, celle qui va faire basculer l'artiste vers le mythe, et ce faisant le faire entrer dans l'imaginaire et l'inconscient collectif, au prix exorbitant de sa désincarnation humaine.
Elvis. Ces cinq lettres évoqueront dès 1970 la mythologie du rock.
Howard Hughes pour le fric et le côté insaisissable. Encerclé de bodygards, coupé de la presse, n'accordant jamais d'interview, invisible. On l'attend à son hôtel, on ne le voit pas, il est entré par on ne sait où. Pareil lorsqu'il s'en va.
Un nabab également, dépensant des millions en n'importe quoi, loin du commun des mortels: 14 cadillacs en un soir, des bijoux outrageusement voyant et chers, des
Live 1973: couronne à la main.
avions, carrément un Boeing dont il fait démonter l'intérieur pour le refaire à son goût. Ce qui veut dire rock: lit King size et éviers en or.
La philanthropie n'est pas en reste: l'homme invisible couvert de pierres précieuses fait construire un hôpital, ou livrer une chaise roulante à une infirme, une cinquantaine de chèques en milliers de dollars sont adressés chaque année à des organisations.
L'ombre de l'homme invisible est généreuse: une voiture de sport est livrée sans un mot à un animateur radio ayant parlé de sa tendance à acheter les voitures par lots -il se trouve qu'Elvis écoutait le programme-, une maison est offerte clés en mains à un ami qui se marie, des montres, des bijoux par centaines, au point d'avoir un bijoutier personnel le suivant partout avec deux valises pleines en cas de besoin soudain, un avion pour son manager, une maison pour son papa. Des torrents de fric.
De la came à ne plus savoir qu'en faire aussi; des pilules pour se lever, pour dormir, pour planer. De la cocaïne liquide dans des boules d'ouate enfoncées dans le nez. Des seringues. L'enfer de la drogue sur fond de public hystérique, de limousine à l'aube sur le tarmac, d'un insensé criss-crossing à travers le continent américain ou le jour et la nuit ne veulent plus rien dire: en 7 ans près de 1300 concerts. Le peuple vient saluer le mythe dans des salles immenses de 20,000 places. C'est le seul moment où ce dernier se matérialise enfin, où le public peut constater qu'effectivement, il existe.
Le gamin félin et spontané n'a pas disparu, mais il étouffe sous ce statut de Dieu vivant.
Alors Elvis Aaron Presley, à 42 ans, disparaît une fois pour toute.
En claquant la porte, il fera trembler une dernière fois la planète musique jusqu'à ses fondations.
Une autre vie s'ouvre au mythe: première carrière posthume menée stricto senso comme s'il était vivant.
18 août 1977: Lead me home
Un mantra récupéré dan un premier temps par l'impayable (dans tous les sens du terme) Colonel Parker qui décrétera avant même que son poulain soit en terre: "Vivant, c'était un problème. Mort, c'est un produit".
Ce qu'il résumera pour le public en un slogan: "Always Elvis".
Les fans, plus sensibles, porteront des badges sur le parcours funèbre qui résumeront l'état d'esprit qui perdure encore aujourd'hui:
"Elvis: 1935 - never".