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Amy Winehouse: Paint it black
We only said goodbye with words
I died a hundred times
You go back to her
And I go back to black.En 2007, Amy Winehouse sort le clip de "Back to black", le titre éponyme de son second album (http://www.youtube.com/watch?v=TJAfLE39ZZ8)
Tourné en noir et blanc, il file un frisson inévitable face à cette jeune femme de 24 ans mettant en scène, d'une façon profondément artistique, froide, déterminée, ses propres funérailles. Quittant sa résidence londonienne, menant la marche, suivie de musiciens et d'un corbillard, elle assiste à la mise en terre d'une petite boîte. Son regard est expressif et juste. Lorsque la chanson en arrive au bridge poignant où elle répète, comme un écho: "Black... black... black..." sur fond de chorus Gospel, on la voit jeter, dédaigneuse, une poignée de terre et se détourner. Sur la pierre tombale, en guise de conclusion au clip, une inscription:
"RIP the heart of Amy Winehouse"
C'est un poncif, mais le rock a son lot de cas possédant toutes les propriétés d'une super-nova: un éclat aveuglant, une courte trajectoire et l'extinction dans la nuit noire.
Notre amie Amy est de ceux-là.
Deux albums et puis s'en va. "Frank" pour commencer en 2003 mais surtout "Back to black" en 2006.
Album saturé de flashes autobiographiques, confessions noires et vénéneuses, d'une franchise désarçonnante. Musicalement, la synthèse parfaitement maîtrisée de l'école soul, mâtinée d'influences jazz, de pop intemporelle et de rock accoustique. Winehouse accouple les époques, utilise des sons ultra-contemporains dans des arrangements vintage, habille son journal intime d'un univers direct et cohérent. On ne connaîtrait la suite, on serait tenté de dire qu'avec "Back to black", tout est dit. Et c'est peut-être ce qu'elle a pensé également finalement.
Elle avouera à demis-mots qu'il lui est douloureux de défendre cet album, d'en présenter les chansons sur scène comme s'il s'agissait de simples numéros et non de tranches de vies afûtées comme des lames de rasoir. "Wake up alone", "Back to black", "You know that I'm no good" et bien évidemment "Rehab", Amy Winehouse a accouché d'un chef d'oeuvre au noir, dépressif, brutal, dans les vapes et d'une lucidité poignante pourtant.
Clips sensuels mettant en avant sa plastique troublante, ses jambes de petites filles sur talons aiguilles et sa poitrine de vamp hollywoodienne, elle joue du regard, de la moue, du rouge carmin de ses lèvres affichant une déception permanente, corsetée dans un look sixties revival percutant parce que très loin du déguisement. Chez Amy, le look est pose définitive d'un personnage habillé pour traduire les cris lancinants de la petite fille qui dort en elle, violentée par des vagues d'alcool, de came; errance programmée et vécue façon "real life". Ce n'est pas un hasard si ce look immédiatement culte a inspiré plus d'un créateur de mode: il est la quintessence de l'expression au travers du visuel. Mélangeant nostalgie et douleur, féminité et trash, salope et déveine, paumée triste et junkie tatouée, le look d'Amy Winehouse, intemporel comme sa musique, la place d'emblée dans les silouhettes immédiatement identifiable. Crachant une contraste où tout est dit sans avoir ouvert la bouche. Une oeuvre en soi.
Auteur-compositeur-interprète, Winehouse, armée de deux producteurs stylés et sur la même longueur d'ondes qu'elle (Mark Ronson et Salaam Remi), doit sa gloire à un tour de force impressionnant: moment de grâce, inspiration divine, qui sait? Elle cumule tous les ingrédients nécessaires à la création d'une oeuvre forte et placée au millimètre près dans son époque en un seul album.
Chapitre 1: écrire. Amy Winehouse étale des tranches de vies d'une écriture vive, brutale, parfois choquante. On ne résiste pas au plaisir de lire quelques passages épiques et d'une maîtrise rare:
"He left no time to regret, kept his dick wet
With his same old safe bet
Me and my head high and my tears dry
Get on without my guyYou went back to what you knew so far removed
From all that we went through
And I tread a troubled track, my odds are stacked
I'll go back to black (...)" - (Back to black)Meet you downstairs in the bar and heard
Your rolled up sleeves in your skull T-shirt
You say, "What did you do with him today?"
And sniffed me out like I was Tanqueray'Cause you're my fella, my guy
Hand me your Stella and fly
By the time I'm out the door
You tear me down like Roger MooreI cheated myself
Like I knew I would
I told you, I was trouble
You know that I'm no goodUpstairs in bed with my ex-boy
He's in a place but I can't get joy
Thinking on you in the final throes
This is when my buzzer goesRun out to meet you, chips and pitta
You say, "When we married", 'cause you're not bitter
There'll be none of him no more
I cried for you on the kitchen floorI cheated myself
Like I knew I would
I told you, I was trouble
You know that I'm no goodSweet reunion Jamaica and Spain
We're like how we were again
I'm in the tub, you on the seat
Lick your lips as a I soak my feetAnd then you notice likkle carpet burns
My stomach drop and my guts churn
You shrug and it's the worst
Who truly stuck the knife in firstI cheated myself
Like I knew I would
I told you, I was trouble
You know that I'm no good(You know I'm no good)
It's okay in the day, I'm staying busy
Tied up enough so I don't have to wonder where is he
Got so sick of crying, so just lately
When I catch myself I do a 180I stay up, clean the house, at least I'm not drinking
Run around just so I don't have to think about thinking
That silent sense of content that everyone gets
Just disappears soon as the sun setsThis face in my dreams seizes my guts
He floods me with dread
Soaked in soul, he swims in my eyes by the bed
Pour myself over him, moon spilling in
And I wake up aloneIf I was my heart I'd rather be restless
Second I stop the sleep catches up and I'm breathless
As this ache in my chest, as my day is done now
The dark covers me and I cannot run nowMy blood running cold, I stand before him
It's all I can do to assure him
When he comes to me, I drip for him tonight
Drowned in me, we bathe under blue lightHis face in my dreams seizes my guts
He floods me with dread
Soaked in soul, he swims in my eyes by the bed
Pour myself over him, moon spilling in
And I wake up aloneAnd I wake up alone
And I wake up alone
And I wake up alone(Wake up alone)
Et ça continue comme ça sur 11 titres... Le bal s'ouvre sur "Rehab" et se termine sur "Addicted". Tout est dit. En attendant, puisqu'il s'agit d'écrire des chansons, le moins que l'on puisse dire est qu'il s'agit d'un domaine où pour une fois Mrs Winehouse ne se perd jamais. Du premier mot au dernier, rien qui soit dans la pose ou la fioriture, un tracé et une maîtrise thematique au cordeau, chrirugicale. Son histoire d'amour complètement dans le décor avec Blake Fielder-Civil (qui lui ouvre grand les portes de la drogue dure pour ajouter une carte à ses addictions), son mari de 2007 à 2009, semble être une inépuisable source d'inspiration et elle écrit ces chansons pendant qu'il purge son temps en taule pour une sombre histoire de règlement de comptes sur fond de drogue. Ambiance sympa, comme d'habitude.Chapitre 2: composer. Pour habiller ses textes dépressifs, Winehouse compose des titres aux harmonies légères et évocatrices, la mélancolie sourd même dans des tempos rapides et enlevés, elle sature tout au long de l'album. "Wake up alone" se présente à la première écoute comme une ballade vintage, sixties, avec ses harpèges de guitare et sa rythmique binaire assez simple. Mais les accords évoquent une progression de déprime qui suit le texte et son déroulement, en un mouvement perpétuel, comme des idées noires impossibles à chasser ou un verre qui se remplit aussitôt qu'il est vide. "Rehab", mâtiné de soul, de Motown, est en réalité d'une très forte brutalité, cassant la mélodie rapide et hachée sur des bridges rapides et lisses, presques fatalistes. "Back to black" évidemment offre une entrée en matière musicalement brutale elle aussi, avec des accords martelés soulignant les propos des couplets, amplifiant une impression d'ineluctable pour s'évaporer dans une mélodie de refrain funeste, sépulcrale et désespérée. Chaque titre de Winehouse, sans exceptions, possède ce style bien précis -à nouveau, l'aspect brouillon de la personnalité de la chanteuse et de se dérives est catégoriquement absent de son travail- qui évoque la rage d'un Van Gogh dissimulée sous les couleurs les plus lumineuses qui soit.
Chapitre 3: chanter. Le morceau de bravoure dans la production Winehouse. Une voix brisée, à cheval entre Billie Holiday et Ella Fitzgerald, une blackitude évidente et surprenante. Si la projection vocale de Winehouse souffrira parfois de ses excès en live (elle carbure au rhum coca en scène, sans même parler de tout ce qu'elle s'est envoyée avant...), en studio c'est un enchantement. Elle tord les mots, passe de la caresse à la morsure sans prévenir, démontrant un grand, très grand talent d'interprète, capable d'évoquer un véritable film en un titre par un phrasé contrôlé et volontairement désenchanté. La voix d'Amy Winehouse, c'est la cheville ouvrière de sa création, l'utime élément qui scelle son aspect intemporel et définitif malgré une carrière aussi courte que ses jupes bariolées, aussi fulgurante que son look. Le timbre naturellement brisé, le souffle parfois court (Winehouse souffre de problèmes pulmonaires sérieux qu'elle agrave en fumant tout ce qui tombe entre ses mains) mais ajusté, elle hisse ses chansons -déjà excellente dans leur forme écrites, techniques- un cran plus haut par la grâce d'une voix qui passe sont temps à venir nous dire qu'elle s'en va.
Passé 2007, Winehouse trustera les sommets de la notoriété Paparazzi, empilant frasque sur connerie, dérive sur mise en examen, un vrai roman noir joué sans tricher.
Victime d'elle-même avant tout, mais également d'un malentendu originel.
On la croit prolo, elle est issue d'une famille tout à fait correcte où elle a été choyée.
On la croit autodidacte, elle a fréquenté les écoles les mieux cotées.
On la croit grande gueule, elle est d'une timidité maladive (l'alcool ayant débarqué dans sa vie en guise de remède à ce problème très réel, Amy concluant elle-même: "Plus je suis angoissée, plus je bois").
On la croit féministe, indépendante, sûre d'elle, elle est tout le contraire: totalement soumise à des hommes macho qui ne peuvent que la blesser, lâchant en interview, pas loin d'une Marilyn Monroe: "je ne suis pas très futée, vous savez".
Il n'empêche que le ton franc et provocateur de ses chansons et de son comportement la placent d'emblée en nouvelle héroïne du trash made in Britain, assurant la filiation avec Sid Vicious, elle qui ne rêve que de Jazz et de Soul, elle est intronisée héritière du néo-no future. Ses écarts lui permettent de faire résonner des moments délicieusement politiquement incorrects, qui la voient par exemple balancer un "ta gueule!" en pleine cérémonie des Brit Awards à l'intouchable Bono de U2 alors que ce dernier est au beau milieu d'un de ses innombrables discours philantropiques. Là, votre serviteur admet qu'Amy est son amie.
Charmante, simple, ne se prenant pas pour une diva malgré sa sulfureuse réputation. Toujours prompte à ouvrir sa porte aux admirateurs qui sonnent chez elle, à leur signer un autographe (http://www.youtube.com/watch?v=nQ41IItQyos) ou poser pour une photo précieusement conservée dans un portable bon marché. Amy n'est pas regardante. On la retrouve même saoûle et stone sur une autoroute embouteillée (http://www.youtube.com/watch?v=uVqZXiSEDAg) -c'est le cas de le dire-, se promenant d'un pas mal assuré, saluant un conducteur ici, demandant une cigarette là... Bonne fille, simple. On ne compte plus les passants ayant filmé ou shooté une Amy Winehouse complètement à l'ouest, errant dans les rues, sortant à l'aube de l'appartement d'un Doherty qui a rencontré en elle la princesse de ses rêves glauques, ou encore effondrée sur un escalier en pleine rue, assommée par l'alcool et la drogue, une poubelle sur un trottoir qui se réveille sonnée et titube pour reprendre un chemin incertain qui la mène, d'évidence, droit dans la tombe.
Si sa folie et ses excès sont sympathiques de l'extérieur et parfois observés avec humour, dans la vraie vie, Amy est... invivable. Non qu'elle soit capricieuse ou qu'elle ait pris du melon. Pas du tout. Elle est simplement ingérable, autodestructrice au dernier degré, rarement dans son état normal dirons-nous pudiquement. Elle flanque une gifle à n'importe qui, fréquente tout ce que son milieu peut compter de pochetrons, de camés, de fumeurs de crack et de sniffeurs de coke seringués. Son entourage, sa famille, ses producteurs, chacun y va de sa présence bienveillante pour tenter de garder l'amie Amy sur les rails. Impossible. Laissez-la seule une heure, elle trouvera le moyen de s'exploser la gueule. Zéro maîtrise, rien. Un spleen ravageur qui la bouffe vivante et dont elle est consciente, glosant des titres sublimes dédiés à son sort qu'elle pressent forcément fatal.
Dès 2007, les maisons de disques un peu partout dans le monde se mettent en recherche d'une remplaçante pour la défaillante Amy qui, chacun le voit bien, va se brûler les ailes sans autre forme de procès. Et c'est bien aux perditions lamentables de Winehouse et à leur extrême médiatisation qu'Adèle entre autre doit son contrat. Dans ce cas, Dieu merci, le talent -et plus que ça, même- était au rendez-vous. Dans d'autres, il s'agissait de combler une absence, celle de la créatrice originale d'un style, par des one shots offrant un single ou un album profilé "à la manière de" (Duffy). Le résultat était d'ailleurs en général plaisant, s'il n'y avait eu cet opportunisme de vautour sous-jacent de la part des labels, certainement pas des artistes. Une voix rocailleuse, des compositions surfant sur ce mélange de brutalité et de vintage blindé de sons contemporains, une soul mâtinée de rock ou de jazz et c'est parti. Et pendant que les majors attendent patiemment qu'Amy en ait fini avec le dynamitage consciencieux de sa carrière et de sa vie, tous les responsables catalogue & répertoire s'alignent sur une même franchise: assurer une succession inévitable.
Chacun a en mémoire les images terribles de son dernier concert à Belgrade en 2011. Ivre morte, incapable de chanter ou de tenir debout. Ce n'était pas la première fois, loin de là. Amy Winehouse a fait absolument tout ce qu'elle pouvait pour foutre en l'air sa carrière et ses talents pourtant si impressionnants, poussant le(s) bouchon(s) au-delà des limites du ridicule (http://www.youtube.com/watch?v=RudaEWyhXWA). Notre époque est à la surenchère perpétuelle et à côté d'Amy ce soir-là, Judy Garland stone à Broadway ou Dietrich saoûle en tournée australienne, Jim Morrisson, Elvis et Keith Richards réunis, tous font figures d'amateurs. Avec Winehouse, la défonce ne cherche même plus à être dissimulée, elle est revendiquée comme une identité en soi, la justification d'un succès aussi vital qu'insupportable à ses yeux, puisqu'elle est convaincue de ne rien valoir. Ce que l'on sait moins, c'est qu'en quittant son hôtel pour se rendre à la salle de concert, Amy était sobre. Nickel. Papa Mitchell, qui se coupe en quatre pour tenter de sauver sa fille, ne l'a pas lâchée une minute. Pas d'alcool planqué dans les bagages, pas de poudre dans la beauty-case. Amy monte dans la voiture et papa lui fait au-revoir. Il ignore qu'elle s'est organisée pour obtenir des bouteilles dans la limousine. Un camé trouve toujours une bonne âme pour savonner la pente sur laquelle il se casse déjà largement la gueule. Le résultat? Vous l'avez vu sur Youtube ou ailleurs: enterrement première classe à Belgrade devant 20.000 spectateurs.
Il ne faut pas pleurer Amy Winehouse.
Elle le savait, le revendiquait même: il lui était impossible de trouver sa place sur cette terre, dans la réalité humaine qui est celle de tout un chacun. Son sort, pour déprimant qu'il soit, n'en était pas moins inévitable. L'admirable franchise avec laquelle elle a affirmé sa perdition, ne demandant ni aide ni soutien, consciente de n'être destinée qu'à s'évaporer un beau jour sans crier gare, force le respect.
On pourrait écraser une larme sur un talent hors normes gâché à force d'autodestruction.
Votre serviteur continue cependant de penser qu'il est préférable de sourire au souvenir d'une fille aussi douée que triste dont la fin, mise en correspondance avec son oeuvre, reste d'une implacable cohérence.
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